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Tea and Tattered Pages
19 septembre 2015

Au petit jour

Une voix derrière moi qui dit : « Bonjour ».

Une chemise avec les mots: « taï chi ».

- Je suis venu m’entraîner.

- Oh, je ne te dérangerais pas.

- Tu dessines ?

- Oui.

 

[Je peignais, plutôt. Un truc comme ça :

 

102762537

Un bloc massif de peur, de foid, de faim de solitude. La dépression, le fond du gouffre si vous voulez. Mon grand-père "W, ou le souvenir d'enfance", pour reprendre un titre de Georges Perec.]

L’air frais sur le toit plat d’un petit immeuble. Un air exaltant de calme.

Il m’a surprise en kimono, les cheveux en désordre, des sandales aux pieds. Je descends m’habiller et apporter ma peinture ocre. Je maintiens sciemment mes cheveux en désordre. Je remonte sur le toit, pieds nus cette fois. Je marche sans bruit. Ne pas le déranger surtout. Il fait des exercices d’assouplissement. Je l’ignore. Je commence ma danse du diable, accroupie, autour de ma toile blanche et ocre. Je m’installe à l’ombre. Je lutte contre le soleil qui se lève.

Je commence à peindre en « lui » tournant le dos. Au fur et à mesure que la toile se couvre d’ocre, je me tourne vers lui. Ma toile achevée, je la mets à l’abri du soleil et range mon matériel.

Je me promène un peu sur le toit, sur la pointe de mes pieds nus. Je surprends un visage de femme curieuse à la fenêtre. Elle doit observer son manège tous les matins.

Je choisis le moins déglingué des fauteuils abandonnés là sur le toit et m’installe pour le regarder.

Je suis hypnotisée. C’est comme un rêve. Comme s’il n’était pas là devant moi, seuls ses mouvements existent. Un incroyable jeu d’articulations, jusqu’aux moindres phalanges qui se plient et se déplient. Son corps n’existe pas. Il est éventail, il est vent, il est torrent, montagne, tigre, dragon, il est l’ami et l’ennemi.

J’aime par-dessus tout, dans les figures les plus complexes, le jeu des mains. Tant d’énergie concentrée au bout des doigts.

Parfois je suis distraite par un nuage, un reflet, le cri des oiseaux qui s’assemblent. Je m’endors aussi. C’est un spectacle d’une beauté époustouflante. Cela dure longtemps longtemps

Un délice.

Tout doucement, très très lentement, il prend corps, il s’approche, il me regarde, il se tourne vers moi, fait des gestes comme pour me caresser, me prendre dans ses bras. Un frisson me prend. Un délice qui dure infiniment longtemps.

Neuf heures et demi. Je dois m’arracher à ce rêve. Je dois partir. Je me lève à contrecœur. J’essuie mon pinceau. En me retournant, je m’aperçois qu’il s’est arrêté.

- Tu as fini, toit aussi ?

- Le taï chi, oui, mais j’ai d’autres exercices à faire.

- Continue donc à raconter des histoires avec les mains… et à chasser le dragon.

- D’accord, rit-il.

Je ne l’ai plus jamais revu sur le toit de ma maison.

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lire une autre de mes "rencontres" : Le judoka qui aimait les roses."

 

Texte publié à l'origine sur le site ciao.fr

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